X
Texte de Maxime Gasnier
À la croisée du faire et du paraître, Valentin Abad développe depuis plusieurs années un vocabulaire esthétique qui conjugue la chose à la psyché. Cette mécanique, qu’ildéfinit comme la matérialisation de sentiments et de notions abstraites, s’opère par une circulation perpétuelle de l’objet au sujet : il individualise l’inerte ou, a contrario, il fossilise l’anthropomorphe. Ses oeuvres se déploient entre la sculpture, l’installation et la photographie. En multipliant les techniques d’origines artisanales voire manuelles (menuiserie, taille de pierre, céramique, collage), Valentin Abad renseigne le rôle de la main dans le façonnage de ses narrations. À cette expression du geste, il confronte néanmoins une méthode qui tend à l’effacement du soi : lorsque ses pièces ne sont pas monolithiques, elles sont définies par des systèmes de mise en mouvement — automatisés, robotisés ou activables manuellement. De cette formalisation antinomique qui irrigue sa pratique, Valentin Abad délivre des récits iconographiques et des questionnements psychologiques en s’appuyant sur des concepts universels tels que le temps, la conscience, le langage. L’entrecroisement de ces notions est notamment soutenu par une récurrence du lettering dans son travail, où le plasticien met en image des fragments littéraires, qu’ils soient imprimés sur textile, gravés sur bois ou débossés sur moquette. Ainsi, Valentin Abad déroule une écriture qui puise volontiers dans un registre sempiternel. Les récits qu’il tisse, portés par un dialogue continu entre ses propres pièces, se modélisent à travers une sorte d’upcycling : il n’hésite pas à réemployer un projet sculptural pour l’inclure dans une nouvelle installation qu’il photographiera ensuite. Cet aller-retour conceptuel, formulé par une mise en abyme et une conversation permanente entre ses créations, tangibilise en définitive l’idée la plus chère à l’artiste : le lien entre les êtres, qu’il matérialise par des objets.
Texte de Mary Isitt
Artiste polymorphe et autodidacte, Valentin Abad se questionne sur les liens entre les humains.
Au travers de sa pratique artistique, Valentin Abad entreprend une réflexion autour de la psychologie humaine et de sa complexité.
Il se questionne autour de l’approche cognitive de la psychologie : c’est analyser les connexions mentales entre les humains pour comprendre leurs comportements. Il s’intéresse à la manière dont l’esprit fonctionne. Ainsi, l’artiste entreprend une démarche scientifique où l’art est matière à expérimentation et à modélisation. Cette connexion entre les humains, Valentin Abad la matérialise et le motif de la chaîne en est un exemple parmi d’autres. Avec Vous pouvez me piétiner (2021) deux entités humaines se font face mais elles sont liées entre elles par deux chaînes. Ce sont deux corps distincts mais qui, reliés ensemble, forment un tout, une unité. La chaîne est, à la fois, un signe de servitude où l’humain est plié aux normes et aux règles établies par la société, mais aussi, elle est le symbole d’une potentielle liberté, il existe donc un échappatoire pour l’humain, mais quel est-il ? Cet échappatoire, Valentin Abad le retrouve dans l’inconscient. Lieu de tous les tourments physiques, intellectuels et moraux, l’inconscient permet à l’artiste de se questionner. Sa pratique artistique devient alors le reflet de son inconscient. De plus, Valentin Abad se confronte à sa propre personnalité : à son ça (concept freudien). Le ça correspond à la partie la plus obscure et la plus instinctif de l’être humain. Cette confrontation, cette idée de dualité présente dans la plupart de ces pièces, nous les retrouvons avec Le futur est passé (2019) où la figure mythologique de Janus (dieu des commencements et des fins) est reprise. Ainsi, Valentin Abad donne corps à l’immatériel. L’art apparaît comme une réponse matérielle à ses réflexions existentielles et devient une nécessité, un moyen d’exister.
Entre hybridation des matériaux et pratiques artisanales, Valentin Abad brouille les frontières et joue avec les canons de l’art. Entre sculpture, installation et photographie, ces créations ne se rattachent pas à un genre en particulier. Travaillant aussi sur le mélange des matières : bois, céramique et métal où différentes textures s’entremêlent (à la rugosité du bois s’oppose la fragilité de la céramique), l’artiste ne se dédie pas à un médium précis. En effet, il s’intéresse à tout type de médium naturel et ne fait pas de distinction entre art mineur et art majeur. Cette hétérogénéité du support lui permet d’exploiter tous les champs du possible : changer de matériaux est un moyen d’élargir ses réflexions et d’y donner corps. Son mode de travail comme son mode de pensée diffèrent selon le matériau utilisé ; il s’adapte à la matière ce qui lui permet d’aborder de nouveaux questionnements dans sa pratique. Sans limite de médium ou d’espace, la notion de plaisir est centrale : l’art devient alors le lieu de tous les défoulements.
-
La mécanique du trouble, 2018
Texte de Maëlle Dault
À travers ce miroir tournant et son mécanisme en forme d’ellipse, La mécanique du trouble évoque la circularité, la réversibilité mais aussi le flou qui peut s’exercer alors que, dans certains états de la relation amoureuse, nous ressentons un peu plus confusément notre propre image et le lien que nous entretenons à l’autre. « je crains et je réprouve l'être aimé, dès lors qu'il ne " colle " plus à son image. » dit Roland Barthes dans Fragments d’un discours amoureux.
Le miroir enchaîné qui effectue une lente révolution sur lui-même ne s’envisage plus pour son usage, il singe ici l’image du trouble quasi mécanique que nous pouvons ressentir et qui nous engage dans une perception inédite et brouillée de nous-même, de l’autre et de notre environnement. C’est avec humour que Valentin Abad aborde cette spirale émotionnelle, souvent source d’inquiétude, car la « capture » de l’autre n’est jamais possible. Avec cette mécanique autonome, Valentin Abad semble rejoindre Gilles Deleuze et Félix Guattari qui parlaient de «machine désirante».
-
X (extrait de synchronicité et hasard), 2016
Texte de Maëlle Dault
Gilles Deleuze disait que toute rencontre amoureuse est prise dans un agencement. On se souvient du premier regard mais aussi de la lumière qui entrait par la fenêtre, du vêtement que portait l'autre, de la saison, du paysage autour. C’est à partir de tous ces éléments que s'organise le sentiment amoureux. Cette scène inaugurale semble se redire à chaque étape de "l'histoire d'amour" comme un véritable centre et point de repère. La pièce X (extrait de synchronicité et hasard) de Valentin Abad convoque ce centre vécu comme inéluctable vers lequel converge ces deux sphères. Ce «X» évocateur du contexte – l’inconnue ou la variable en mathématique et qui signifie aussi « je t’embrasse » à la fin d’un message – induit un point de rencontre complexe et paradoxal : la concomitance et la coïncidence. En passant par l’abstraction et l’agencement de formes géométriques pures (un X et deux sphères) pour décrire et aussi mettre à distance la complexité de telles situations ou relations, Valentin Abad nous engage vers une forme d’animisme en nous proposant une traduction du langage silencieux des objets et des formes tout comme le langage amoureux peut l’envisager.
-
Dear Dad, 2017
Texte de Fiona Vilmer
L’œuvre Dear Dad renvoie directement à un certain rapport de filiation, venant produire une relation humaine, apparaissant ici sous la forme d’un souvenir. L’œuvre s’adressant à un père, qui ici ne figure pas. Seul un objet semblant avoir été utilisé à l’instant et délaissé soudainement est rendu visible. Une perceuse électrique tourne ainsi à vide, sans cesse, dans un balais hypnotisant. Quelqu’un viendra-il la récupérer ? Le quotidien et la filiation paternelle se retrouvent dans le cadre de cette installation, romancés afin de raconter une histoire, dont chacun peut avoir sa version, son interprétation. Au regardeur, le premier degré intervient dans le médium utilisé, la perceuse même et non sa représentation. Toute la simplicité de l’oeuvre réside en cette lettre ouverte retranscrite symboliquement par une perceuse électrique en marche. Dear Dad, semble s’adresser à une figure, manquante physiquement dans l’oeuvre, cependant restituée dans l’objet. Finalement peut-être un hommage, aussi intime que universel.
-
Texte de Fiona Vilmer
Comment prolonger les sentiments pris dans la temporalité de l’enfance ?
Le travail de Valentin Abad s’autorise à la (re)construction de l’imaginaire perdu de l’enfance, à l’aide de sculptures, à la limite du ready-made. Au fil de ses œuvres, l’artiste détourne et réinvente la matière pour mieux la détruire et la reconstruire, sous une nouvelle forme, telle une réinvention du quotidien. Fasciné par les constructions et leur jeu, l’artiste interroge: comment sculpter les ressentis de l’ordinaire, du tout les jours ? Pour cela, ce dernier procède à une transfiguration de la relation par la matière et invite à faire signe autrement, sous un autre aspect, où la matière se veut changeante. L’œuvre Écrase y fait directement référence. Les éponges plombées par le granite figurent le poids et l’étouffement de la relation familiale. L’artiste s’abstrait du langage pour communiquer par la matière une volonté d’indépendance. Influencé par le travail de Daniel Dewar et Grégory Gicquel, l’ordinaire se reconstruit. Le plaisir du « fait main » passe par les matériaux utilisés et leur apprentissage de manière autodidacte, répondant d’une certaine innocence quant à leur approche. Cette insouciance permet à Valentin Abad de construire et déconstruire, former et déformer les matériaux, à l’image d’une archéologie du futur comme notamment avec la pièce Puzzle, reprenant les formes élémentaires du carré, s’inscrivant dans un rond de plâtre blanc et pigmenté de bleu. L’allusion à la planète bleue, questionne la forme même de la Terre en perpétuel façonnage et destruction. Si l’artiste réinvente le monde, il en réinvente aussi la substance, laissant entrevoir de nouveaux possibles. L’œuvre intitulée Grillage dépasse ce qui est établit et invente un bois surréaliste devenu souple, s’inscrivant dans un monde aux propriétés nouvelles. À l’instar du mur, la grille laisse percevoir l’inaccessible. Là où le monde se rêve, L’ascension des courges, songe à un légume permettant la création d’une échelle, insérant l’œuvre au sein d’un univers transformant les possibles. Ainsi, la réflexion sur sa pratique artistique permet à Valentin Abad de donner forme à l’impalpable des sentiments.
Comment modéliser par la forme une enfance possible ?
L’enfance passée éveille un souvenir évaporé et envisage une enfance future suggérant la parentalité de l’artiste. L’utopie et l’imaginaire de l’enfance, répondent ici à un jeu de construction comme cela peut être le cas de l’œuvre Le temps des dinosaures est révolu. L’artiste s’amuse à y détourner les matières pour fabuler des personnages, tout comme l’enfant jouant dans sa chambre, tandis qu’ici le temps de l’innocence est révolu. Si les œuvres de Valentin Abad paraissent minimales dans leurs formes, elles se complexifient et gagnent en profondeur au moyen de leur titre ou signification comme cela peut notamment être le cas avec l’œuvre intitulée L’enfant plante verte révélant un enfant délaissé par l’attention de ses parents. Devenu simple décoration, arrosé, dépourvu de réelle marque affective, renvoyant au monde parfois plus sombre de l’enfance et de l’adolescence coexistant avec les premières utopies. L’autobiographie ainsi partagée avec les regardeurs réinvestie l’univers de l’enfance et invite à l’identification. L’ancrage au réel se transmet notamment dans les objets utilisés devenus sculptures et constructions, mais aussi à travers les formes évoquant les relations humaines, propres à l’enfance et au cercle familial. L’œuvre Dear Daden est un exemple frappant. Une perceuse tourne dans le vide dans un ballet infini, allégorie du père plutôt bricoleur, que l’artiste observait de son regard d’enfant, comme spectateur d’un inaccessible.
L’idée d’invention règne dans la pratique de Valentin Abad. Les formes trompent la réalité. L’enfance perdue se recompose. Les utopies ordinaires se transfigurent. Finalement, une enfance possible se sculpte et exprime l’intérêt de l’artiste pour le processus de fabrication laissant aller la découverte.